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«Peinture réalisée par Françoise Pascals, peintre à Lavaltrie»

L’ÎLE AUX SORCIÈRES

Les personnes ayant crû trouver une certaine ressemblance dans mes personnages avec elles-mêmes ou des gens de leur entourage pourraient bien avoir raison, mais, comme le diable fréquente souvent les contes, on ne peut jurer de rien.

Cette histoire se passe dans mon village, là ou le fleuve s’élargit pour aller se perdre en de nombreux méandres pour finalement serpenter entre une multitude d’Îles et d’îlots chargés d’histoires. C’était peut-être à une lointaine époque, mais comme chacun le sait, dans les récits, les époques ont tendance à s’accordéonner, à se télescoper pour finalement présenter de curieuses ressemblances.

Ici vivaient trois sorcières, et bien qu’elles fassent de grands efforts pour garder leur secret, tout le monde, ou presque, se doutait de leur vraie nature. La plus jeune des trois se faisait appeler Alice, elle avait l’apparence d’une charmante jeune fille, ce qui lui permettait d’échapper plus aisément aux soupçons, la beauté étant souvent trompeuse. Mais son véritable nom était Malice. Au premier coup d’œil, son visage paraissait charmant, son allure légère, sa taille fine et ses longues jambes faisaient frissonner plus d’un jouvenceau. Mais pour Napoléon Benoit, un vieux sage à sa manière, c’est à dire celle d’un homme simple et plein de bon sens, la vraie nature de la jeune fille ne faisait aucun doute. Malgré son grand âge, plus de 102 ans , il avait les yeux et les idées plus clairs que ceux des jeunes écervelés et des vieux beaux des alentours. Il avait bien vu que sous le joli nez arqué de la demoiselle se cachait le futur nez crochu. Que sous son petit menton un peu pointu se dissimulait la future galoche. Que le maquillage habile de ses yeux, celui qui scandalisait tant les commères du village, n’était là que pour masquer un regard fourbe et que sa mignonne petite bouche aux lèvres ourlées et d’un rose trop tendre se tordait en un affreux rictus à l’amorce du moindre sourire. Mais pire encore, il connaissait son vrai prénom : Alice se nommait en réalité Malice. Bien des fois il avait mis en garde les jeunes hommes des alentours, mais ceux-ci se moquaient du vieux et ce dernier se gardait bien d’insister par crainte d’être victime, tôt ou tard, d’un mauvais sort. Il projetait en effet de vivre encore au moins un autre demi-siècle, bon pied bon oeil, et ne voulait en aucun cas que ce projet soit interrompu prématurément.

Chez les deux autres, la nature de sorcière était bien plus apparente. La plus âgée, Monique, dont le vrai prénom était « Panique » ressemblait à un vieil arbrisseau mort, desséché, noirci et tordu. Bossue, le teint olivâtre, toujours grincheuse et incapable de la moindre amabilité et du moindre sourire. L’autre, « Mi-fiel », se faisant appeler Michelle, tentait de cacher sa vraie nature sous une apparence bon enfant ainsi que sous une masse imposante de chairs molles tremblottantes au moindre pas. Mais tous au village savait à quel point elle abaissait son entourage, s’attribuant tous les mérites de ceux qui avaient fait le travail à sa place et combien de fois, par ses propos et ses prétentions elle en avait blessé plus d’un. D’ailleurs, n’est-ce pas là l’apanage de toutes les sorcières ?

Donc, ce jour là, une grande fête des moissons se préparait au village. Il y aurait évidemment une messe suivie des bénédictions d’usage, de discours, d’un bazar, de jeux et d’un souper communautaire suivi, dans la soirée, d’un grand bal. On danserait au son des violons et des cuillères, mais bien sûr pas dépassé la mi-nuit. Monsieur le curé, dans son sermon, avait bien mis toute la pétulante jeunesse en garde, car tout débordement était souvent propice aux œuvres du diable et à toutes ses tentations.

Nos trois sorcières avaient eu le plus grand mal à trouver des excuses pour manquer messe et bénédictions. Les sorcières ne pouvant fréquenter une église et côtoyer l’eau bénite sans courir de grands risques.

Malice, revêtue de ses plus beaux atours, avait donc passé la journée en minaudage auprès des jeunes hommes que des plus âgés. Soulevant parfois légèrement jupe et jupons, laissant paraître une délicate cheville, un mollet joliment arrondi, déplaçant son châle et sa capeline pour exposer nuque ou poitrine, au grand émoi de ces messieurs et au grand scandale de ces dames.

Le soir venu, alors que le bal battait son plein dans la salle communale, on entendit un grand bruit de sabots. Lancé dans un galop infernal qui se termina en un grincement aigu sur le gravier de la route, c’était le jeune Athanase Hervieux , qui, comme à son habitude croyait fermement, de même que ses semblables,

se faire ainsi remarquer avantageusement par les jeunes filles présentes par son allure et sa monture. Hors, tout au contraire, ces dernières le trouvaient stupide et prétentieux bien qu’il soit assurément le plus beau et le plus riche garçon du village. Malheureusement pour lui, la seule à le trouver fort intéressant fut la jolie Alice et ce n’était certes pas dans le but qu’il espérait.

Athanase était fort beau et le savait, allant même jusqu’à s’en vanter. Il prenait un soin jaloux des ses cheveux bruns dorés et bouclés à souhait de même qu’à son teint plus que parfait, ni trop pâle, ni trop sombre. On le voyait toujours fraîchement rasé et revêtu des habits les plus élégants et les plus coûteux. Certains prétendaient même qu’il avait plusieurs fois fait peindre son portrait par un artiste de la grand’ville.

Dans les sacoches de sa monture, Athanase avait apporté de quoi pimenter le bal. Quelques bouteilles de rhum et un sachet de ces herbes aux effets bizarres que lui vendait un jeune Indien quelque part sur la rive sud du fleuve. Tout ceci au grand dam de Monsieur le curé quand par malheur il en avait connaissance. Mais ce soir là, hélas, ce dernier avait dû se coucher tôt, épuisé par cette longue journée et avait laissé sa tâche de surveillance à son bedeau, qui lui-même avait parfois tendance à abuser des bonnes choses, surtout de celles que son oncle concoctait dans un alambic dans une cabane au fond des bois.

Athanase fit une entrée remarquée dans la salle, tous les yeux se tournant vers lui sauf, à sa grande stupéfaction, ceux de la belle Alice qui, par jeu, fit mine de ne pas le remarquer. Quoi de plus choquant mais aussi de plus attirant pour un jeune homme d’un tel orgueil. Le but d’Alice fonctionnait à merveille puisque le jeune étourdi, s’y jetant tête baissée, s’adressa à elle avant toute autre, usant des platitudes habituelles en usage chez ceux de son espèce.

–Bonsoir, jolie Demoiselle, qu’est-ce qu’une belle fille comme vous peut-elle bien faire dans un endroit pareil? Est-il possible de s’y amuser vraiment quand tant d’yeux soupçonneux nous épient?

Détournant à peine le regard dans sa direction, Alice ne fit qu’esquisser un léger sourire, mi- moqueur mi-aguichant. Ce qui n’eut pour effet que d’encourager les efforts de séduction du jeune homme.

–N’accepterez vous pas, cher ange, de danser avec l’homme le plus séduisant du village ?

Minaudant de plus belle, Alice déclara :

–Hélas je ne l’ai point encore aperçu.

Quelle meilleure réplique pour motiver un jeune vaniteux.

–Je me présente à votre charmante personne : Athanase Hervieux, le plus jeune et fortuné héritier des alentours. Puis-je connaître quel nom porte une aussi charmante personne que vous?

S’approchant tout près de lui, de façon à frôler son oreille de façon presqu’indécente, celle-ci lui répondit enfin dans un murmure :

–Alice, Alice Girard.

–Et cette Alice m’accordera-t-elle la prochaine danse ? Et si vous le voulez j’ai ici, dans les sacoches de ma monture, d’excellents rafraîchissements à vous proposer. Entre deux danses évidemment. Mais hâtez vous de me répondre, la soirée est déjà très avancée.

Après cette première danse aux accords endiablés qu’Alice lui avait accordée, Athanase l’invita à l’extérieur, soi-disant pour lui montrer la belle monture dont il était l’heureux propriétaire. Croyant avoir déjà conquis le cœur de la belle, et désirant ardemment conquérir le reste, il lui fit goûter abondamment de son rhum et s’en servit lui-même de grandes rasades, puis bourrant sa pipe avec les herbes secrètes, il en pris quelques bouffées et lui en proposa qu’elle accepta volontiers. Sur quoi ils rentrèrent pour une seconde danse, qui devait être la dernière avant minuit. Ils tournoyèrent au son envoûtant des violons jusqu’à ce que le pauvre Athanase fût étourdi au point de ne plus savoir ce qu’il faisait. Malheureusement pour lui, et comme chacun le sait, ni l’alcool ni les herbes sauvages n’ont d’effet sur les sorcières. Elle l’entraîna donc aisément dehors pour le faire à nouveau boire et fumer, mais cette fois quatres yeux épiaient dans l’ombre tandis que Malice entraînait le jeune homme à l’écart . Les deux tantes, Michelle et Monique, ou plutôt Mi-Fiel et Panique, y attendaient impatiemment leur proie.

Minuit sonna ! Trop tard pour échapper aux maléfices !

Abruti par le rhum et les herbes, Athanase croyait son but atteint, se voyant entraîner dans un bosquet au bord du fleuve par la jeune fille objet de tous ses désirs. Il ne fit donc aucune objection lorsque cette dernière l’invita à monter dans une chaloupe, puisque dans sa confusion il croyait aller vers un refuge secret dans l’île, là ou seraient exaucés tous ses voeux. Dans son ivresse tant alcoolique qu’amoureuse, Il ne remarqua même pas que deux femmes les suivaient à distance dans une seconde embarcation.

Arrivée au rivage de l’île, Malice s’écarta du jeune homme pour le livrer aux deux autres en éclatant d’un grand rire si diabolique qu’il fit frémir les arbres jusqu’à la cime et effraya tous les oiseaux marins qui s’envolèrent dans un bruit d’ailes assourdissant.

Bien qu’il fût habituellement très vigoureux, les deux sorcières s’emparèrent de lui sans effort étant donné son état lamentable.

Après lui avoir retiré ses beaux habits, elles remontèrent dans leurs embarcations respectives el le laissèrent apparemment seul et presque nu sur l’île. L’île qui portait le même nom que leur village : Lavaltrie.

Ce que vous ignorez peut-être, ainsi que le malheureux Athanase, c’est qu’autrefois on écrivait non pas Lavaltrie, mais « La Valterie » et qu’à une époque encore plus éloignée, ce nom s’écrivait « La Valetterie », c’est à dire le lieu ou les grands personnages allaient engager des valets.

Voilà pourquoi les sorcières avaient emmené Athanase sur l’île où l’attendait le diable, heureux de recevoir le don d’un nouveau valet offert par ses fidèles servantes, comme elles avaient juré serment de le faire à chaque pleine lune en échange de leurs malins pouvoirs.

Tout ceci pour vous avertir, vous, tous les jeunes et moins jeunes prétentieux de la région : « Prenez garde à toutes celles qui profitent de ce vilain défaut qu’est la vanité pour vous attirer sur une île. Leur but n’est peut-être pas celui que vous espériez. »

Françoise Pascals

  1. Ces changements d’orthographe dans les prénoms, les noms et les toponymes s’appellent des contractions : donc, «La Valetterie » deviendra «  La Valterie » et plus tard « Lavaltrie »