MARS 2022
LA MI-CARÊME
Dès qu’on avait 21 ans et ce, jusqu’à l’âge de 60 ans bien sonnés, on était tenu de faire son carême, c’est-à-dire jeûner tous les jours sauf le dimanche. Et pas de n’importe quelle façon. On ne pouvait prendre qu’un seul véritable repas par jour. Généralement le midi. Le matin et le soir, il fallait se limiter à des aliments très légers. Le carême se caractérisait également par une grande retenue dans le domaine des loisirs et de la vie sociale. La vie prenait momentanément une allure grave et posée. Le temps était à la réflexion et aux pénitences. La mi-carême venait mettre toutefois une joyeuse parenthèse dans tout cela.
Ce jour-là, les écoliers rentraient à la maison plus tôt. Comme au temps du mardi-gras, ils se déguisaient en personnages loufoques et sillonnaient les alentours dans l’espoir d’obtenir quelques sucreries ou quelques petits cadeaux d’occasion. Les adultes n’étaient pas en reste. Eux aussi délaissaient les travaux plus tôt et rejoignaient les jeunes dans leur ronde de visites. En prévision de celles-ci, les femmes avaient réanimé la cuisine et popoté comme pour les grandes fêtes. À l’heure du souper, les tables se garnissaient d’énormes pâtés de toutes sortes, de ragoûts et de fricassées gargantuesques ainsi que de tartes, de galettes et de crêpes multiples. Tout le monde était en appétit. Voilà déjà 23 jours qu’on se serrait la ceinture. Les assiettes se vidaient en un clin d’œil. Comme l’alcool était aussi permis, on s’humectait le gosier sans se faire prier.
Joyeuse halte au milieu du Carême
Pendant que la maisonnée faisait honneur à la ribambelle de plats, une odeur de sucre venait titiller les narines aguerries par un long jeûne. C’était la tire de la mi-carême qui dégageait ce doux parfum. Sur le poêle ou dans le fourneau, la mélasse et le sirop d’érable finissaient lentement de marier leur fin nectar. Et sous peu, proclamait fièrement la maîtresse des lieux, tout le monde pourrait se servir à volonté. À cette époque-là, on n’aurait pas imaginé la mi-carême comme la Sainte-Catherine d’ailleurs sans servir cette fameuse tire blonde.
À plusieurs reprises tout au long de cette réunion du reste fort animée, un bruit sourd faisait sursauter toute l’assemblée. On frappait dru à la porte du logis. C’était la « mi-carême ». Dans l’encadrure de la porte sa silhouette trouble apparaissait soudainement, apeurant les plus jeunes. Il s’agissait d’un voisin ou d’un ami qui voulait joindre le groupe de fêtards. Il avait pour la circonstance endossé le costume traditionnel de la vieille femme qui, dans la croyance populaire, incarnait la « mi-carême ».
Ce costume consistait le plus souvent en un affreux assemblage de guenilles auxquelles on suspendait des queues et des arêtes de poisson. Un vieux chapeau en forme d’entonnoir finissait d’enlaidir le personnage dont le visage avait été barbouillé au jus de tabac pour le rendre encore plus grotesque.
Lorsque la mi-carême s’amenait, il était d’usage de lui offrir un « p’tit coup d’rhum » pour la réchauffer. Ce qu’elle acceptait sans se faire tordre le bras. Son arrivée déclenchait d’ailleurs dans le groupe de fous éclats de rire.
Sa soif étanchée, la vieille faisait le tour de la grande salle. Devant chaque personne, elle s’arrêtait, déposait son grand sac de toile sombre et en tirait un mystérieux cornet de papier blanc. Chacun recevait un cadeau basé sur sa bonne ou mauvaise conduite. Dans le premier cas, le cornet contenait des dragées ou des sucreries. Dans le deuxième, des patates gelées ou encore des écales de noix. Et la vieille y allait de commentaires souvent très impertinents sur le compte de chacun. Son rôle lui permettait une dose de franchise qui avait l’air de réjouir l’assemblée et d’embarrasser la personne visée.
Les enfants attendaient leur tour avec impatience mais aussi avec une certaine appréhension et lorsque leur écart de conduite était étalé devant tout le monde cela faisait beaucoup rire leurs parents.
Une fois distribués les cornets, la fête se poursuivait par une danse ronde qu’on effectuait sans accompagnement musical. Durant le carême, on évitait les réjouissances trop bruyantes. Malgré tout, on s’amusait ferme.
Le lendemain, le sérieux reprenait le dessus et le carême se poursuivait avec ferveur jusqu’à son somptueux dénouement : la fête de Pâques.
Extrait de « Les coutumes de nos ancêtres », auteur Yvon Desautels,
autorisé par l’éditeur Éditions Paulines, 1984/médiaspaul www.mediaspaul.ca