Avril 2019
LA PÊCHE AUX MARSOUINS
C’est vers la mi-avril que ce grand et superbe poisson blanc réapparaissait dans les eaux du fleuve Saint-Laurent. Affamé et plutôt maigre, le marsouin venait se remplir l’estomac des milliers de capelans et d’éperlans qui y séjournaient pendant cette période de l’année. Une fois bien gavé, le marsouin devenait un peu somnolent et insouciant. C’est à ce moment précis que nos aïeux lui tendaient un piège des plus astucieux.
Ce piège consistait en un ouvrage de perches construit dans le fleuve même, à quelques lieues du rivage. L’ensemble, ressemblant à un grand V, mesurait environ 2 000 mètres de longueur. Les perches, longues de 5 à 6 m, étaient plantées à raison de une à tous les 60 cm.
Voici comment fonctionnait ce curieux engin de pêche. Lorsque la marée était haute, les marsouins toujours à la poursuite des petits poissons franchissaient la porte du piège qui se trouvait du côté du rivage. Comme leur instinct les pousse normalement vers le large, les marsouins, une fois à l’intérieur, remontaient vers le fond de l’ouvrage où ils se heurtaient aux perches. Agitées par le vent et le courant, celles-ci s’entrechoquaient et les effrayaient. Alors, ils retournaient vers l’entrée mais en y arrivant, ils s’apercevaient que l’eau y était devenue un peu moins profonde. Ils recommençaient alors le même trajet. Complètement médusés après quelque temps, les marsouins se regroupaient bientôt dans les bassins plus profonds creusés au milieu de cette enceinte.
Pendant ce temps, les pêcheurs attendaient sur le rivage que la marée descende à son point le plus bas. Alors, ils s’amenaient dans des chaloupes et franchissaient l’enceinte du piège du côté du large. Équipés de harpons et de dards, ils commençaient la poursuite des captifs. Le harponneur tentait d’enfoncer un dard dans les flancs du marsouin. Ce dard est une sorte de harpon dont la pointe est munie de deux crocs recourbés qui s’ouvrent quand on veut le retirer. Lorsque le marsouin était piqué, il bondissait et nageait à toute vitesse entraînant derrière lui le harponneur et sa chaloupe. Quand le marsouin avait perdu beaucoup de force, on se rapprochait de lui en tirant sur la corde. Le harponneur donnait à ce moment le coup final en utilisant l’esponton; dard ordinaire muni d’un manche de sept à huit pieds.
Une fois que les premiers poissons avaient été tués, un groupe de pêcheurs retournaient au rivage et ramenaient les attelages de chevaux qui allaient servir à tirer les prises à un endroit propice au dépeçage. Pour ce faire, on avait l’habitude de percer un trou dans la queue du poisson et d’y enfiler un « trait » (sorte de cordage solide) qu’on rattachait finalement à l’attelage. Chaque cheval traînait normalement ainsi de un à cinq marsouins.
Activité particulière
Sur les berges du fleuve, les dépeceurs recevaient les poissons, les tournaient sur le dos et pratiquaient différentes opérations pour séparer la peau, le lard et la chair. La peau du marsouin est très épaisse et d’une résistance extraordinaire. Comme ce cuir n’a pas de grain, il acquiert par le tannage un beau poli. Cette peau était très recherchée.
Une fois fondu, le lard donnait une huile appréciée pour sa limpidité. On s’en servait beaucoup, à cette époque, pour l’éclairage et pour la cuisson.
Quant à la chair du poisson, elle était peu appréciée. Les gens lui préféraient le saumon, l’alose, le bar, l’esturgeon, le hareng, la sardine, le capelan qui fourmillaient alors dans les parages.
Avant le début de la saison, il était d’usage de procéder à la bénédiction de la pêche. Après la célébration d’une messe spéciale à l’église de la paroisse, le curé et les fidèles se rendaient en cortège sur le bord du fleuve. Devant l’enceinte de perches, le prêtre en surplis invoquait la bienveillance du Tout-Puissant afin que la pêche soit bénéfique et qu’on n’y déplore aucun accident.
Extrait de « Les coutumes de nos ancêtres », auteur Yvon Desautels,
autorisé par l’éditeur Éditions Paulines, 1984/médiaspaul